UNOC : la réserve maritime de Cerbère-Banyuls, un modèle pour les autres aires marines
Julien Goldstein pour «Le Monde»
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Les aires marines protégées sont au cœur des discussions de la Conférence des Nations unies sur l’océan, du 9 au 13 juin à Nice. Le site des Pyrénées-Orientales est l’un des plus protecteurs du littoral français, un choix payant tant pour la biodiversité que pour les activités économiques.…

Par Léa Sanchez | Le Monde

UNOC : la réserve maritime de Cerbère-Banyuls, un modèle pour les autres aires marines

Les aires marines protégées sont au cœur des discussions de la Conférence des Nations unies sur l’océan, du 9 au 13 juin à Nice. Le site des Pyrénées-Orientales est l’un des plus protecteurs du littoral français, un choix payant tant pour la biodiversité que pour les activités économiques.

Avant même de se hisser sur l’Onada, l’un des trois bateaux de la réserve naturelle marine qui s’étire entre les villages de Cerbère et de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), Frédéric Cadène se doutait qu’en mer, en cette matinée de mai, « il n’y aurait personne ». Trop de vent, trop de vagues : « Avec la tramontane, la réserve se protège toute seule », s’amuse le conservateur, originaire de cette Côte Vermeille aux caps abrupts qui s’avancent dans la Méditerranée. La tenue du gardien des lieux affiche, solennelle, « police de l’environnement », mais, pour l’heure, ses jumelles restent posées dans la cabine de l’embarcation. Inutile d’y recourir pour scruter les criques enchâssées entre les pentes.

Près du cap de l’Abeille, seul le bateau d’un centre de plongée oscille sur l’eau azur, accroché à l’une des bouées « écologiques » installées là pour éviter que les navires n’abîment les fonds, et la biodiversité qu’ils abritent, en s’amarrant. Dans quelques semaines, comme chaque année, des milliers de touristes se presseront aux abords de ce périmètre maritime de 650 hectares et des coteaux striés de vignes qui l’entourent. « Plus on approche de la période estivale, plus la surveillance va s’intensifier, prévient Frédéric Cadène, de la petite cabine de l’Onada, à l’abri des embruns. Nous ne sommes pas sous cloche. »

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La réserve de Cerbère-Banyuls, qui a fêté ses 50 ans en 2024 et projette de s’étendre, interdit la chasse sous-marine et la récolte de fruits de mer, mais la pêche et la plongée sont permises, moyennant le respect de certaines règles et l’obtention d’une autorisation. Elles sont interdites dans une zone de 65 hectares, délimitée par quatre balises jaunes : deux en mer, deux à terre. Dans ce périmètre dit « de protection renforcée », les bateaux peuvent naviguer sans s’amarrer, et les nageurs se baigner entre les roches qui, parfois, affleurent à la surface de l’eau. Mais les autres activités sont prohibées.

De tels niveaux de protection sont rares : ils concernent moins de 0,1 % des espaces maritimes en métropole. Dans les autres aires marines protégées, qui représentent au total un tiers des eaux françaises, les régulations varient et sont souvent bien moins strictes, ce que déplorent de nombreuses organisations environnementales.
En amont de la Conférence des Nations unies sur l’océan, qui se tient à Nice, du 9 au 13 juin, celles-ci ont ainsi intensifié leur campagne pour que le chalutage de fond soit banni de toutes les aires marines protégées. Des revendications qui inquiètent les pêcheurs les techniques « traînantes », en contact avec le fond de l’océan, assurent une large part des prises d’un secteur en souffrance.

Didier Fioramonti, agent de la réserve marine de Cerbère-Banyuls, lors d’une mission de surveillance terrestre à Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), le 15 mai 2025. Julien Goldstein pour « Le Monde »
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Mérous et corbs

La petite zone sur laquelle veillent Frédéric Cadène et cinq autres agents permanents n’est pas concernée par ces débats, d’autant qu’elle se situe en bordure du littoral, où le chalutage est de toute façon interdit. Pour les chercheurs, elle fait office, avec son périmètre de protection renforcée (« intégrale », dans le vocable scientifique), de modèle à suivre. « Même de petite taille, comme à Cerbère-Banyuls, ces zones sans aucun prélèvement fonctionnent », confirme le spécialiste Joachim Claudet, chercheur au Centre national de la recherche scientifique. S’il n’élimine pas toutes les pressions comme la pollution que subit la mer, « ce niveau de protection permet d’obtenir des bénéfices écologiques ».

L’équipe de la réserve scrute en particulier la population de mérous bruns, et la taille de ces carnassiers très territoriaux, à la bouche proéminente. Les derniers décomptes font état de plus de 700 individus à l’intérieur du périmètre. « L’année dernière, nous avons aussi commencé à observer des juvéniles, une dizaine », se réjouit Virginie Hartmann, la responsable scientifique des lieux. L’espèce a pourtant failli disparaître de la zone dans les années 1970-1980. À l’époque, une dizaine de mérous seulement sont dénombrés. L’appauvrissement de la biodiversité provoque alors l’inquiétude des élus locaux : la mise en place d’une protection est jugée « indispensable, en raison du développement touristique vital pour la région ».

L’endroit est finalement classé « réserve naturelle » en 1974 non sans tensions avec la population. Cinquante ans plus tard, de nombreuses espèces en bénéficient, d’après les chercheurs. « Le corb a tendance à repartir », se félicite le biologiste Philippe Lenfant, professeur à l’université de Perpignan. Cette espèce de poisson raffole, elle aussi, des petits fonds rocheux que, du haut du sentier côtier, Didier Fioramonti désigne à une troupe d’adolescents en voyage scolaire. L’agent de la réserve en connaît par coeur les abris, tout autant que les taches sombres discernables à travers l’eau. « C’est de la posidonie. On dit que c’est le poumon de la Méditerranée. » Outre la production d’oxygène qu’ils assurent, ces herbiers sous-marins servent aussi de nurserie aux poissons.

Le foisonnement de la faune et de la flore attire de nombreux plongeurs près de 30 000 d’entre eux ont exploré les profondeurs de la réserve en 2024. Dans le port de Banyuls-sur-Mer, les embarcations des centres de plongée côtoient les navires de plaisance. Quelques barques catalanes colorées rappellent le temps des pêcheurs-vignerons, qui cumulaient les métiers. Les pêcheurs professionnels d’aujourd’hui ne sont plus que trois à être basés dans la commune, dont deux retraités qui prennent encore la mer. « On est en voie de disparition », dit en soupirant l’un de ces petits artisans. Les difficultés du secteur sont multiples. La pression sur la côte en fait partie. « Entre la plaisance, la plongée et la pêche, ça fait beaucoup de monde, ça devient parfois difficile de travailler, et ça a un impact sur la faune », estime Manu Martinez, élu à la prud’homie de Saint-Cyprien, une instance qui représente les professionnels locaux.

L’extension pourrait-elle offrir une réponse ? La réserve a enchaîné les ateliers et réunions publiques en 2022 et 2023, en vue de s’étendre sur plus de 1 000 nouveaux hectares de mer, et de maintenir un « équilibre entre état des milieux naturels et activités humaines sur le long terme ». Les règles ne seront pas celles du périmètre actuel : la chasse sous-marine, par exemple, sera permise (hors zone de protection renforcée), mais réglementée. « Nous n’avons pas beaucoup de côte rocheuse, si on interdisait les activités déjà présentes, ça deviendrait compliqué pour les usagers », explique Frédéric Cadène. Christian Grau, le maire de Cerbère, espère que le projet « permettra d’étaler le flux de visiteurs et surtout de plongeurs », concentré sur certains sites.

Inquiétudes et crispations

Des falaises qui surplombent son village, où est planté le dernier phare avant la frontière espagnole, l’édile montre du doigt la future limite de la réserve. Le choix du tracé a suscité inquiétudes et crispations. « Il y a eu des tensions, comme dans tous les débats, mais ça a évité des batailles sans fin », considère Hermeline Malherbe. La présidente socialiste du département, chargée de la gestion de la réserve, attend un « retour des services de l’État [sur le projet d’extension] l’année prochaine ou l’année suivante ».

Deux « très bonnes zones pour la pêche » vont être classées en zone de protection renforcée et donc interdites de prélèvement, relève Manu Martinez. « Ce sont des efforts pour nous, professionnels : ça touche notre porte-monnaie. » Des quais de Port-Vendres, au nord de Banyuls-sur-Mer, où il écoule ses poissons auprès des passants, le patron du P’tit-Manu fait part de ses espoirs : « Je suis en fin de carrière, mais je pense à l’avenir, on en tirera tous un bénéfice. » Côté pêche de loisir (1 000 autorisations annuelles délivrées, dont un quart à des pêcheurs réguliers), « il reste quelques irréductibles, mais « ce projet va dans le bon sens », estime Jean-Claude Hodeau, le délégué départemental pour les Pyrénées-Orientales de la Fédération nationale de la plaisance et des pêches en mer.

Les scientifiques mettent en avant le bénéfice des réserves pour la biodiversité et la biomasse, et les débordements profitables à la pêche qu’elles impliquent. Virginie Hartmann l’observe pour le mérou, qui se situe en haut de la chaîne alimentaire et sert d’indicateur de la santé du milieu. « Une fois que tous les habitats sont utilisés, ils vont coloniser d’autres zones, explique la responsable scientifique de la réserve. Ça a commencé, déjà. »

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